Voici la nouvelle que j'ai écrite pour un concours littéraire.
DE LA PART D’UN AMI
Je suis là, je l’attends. Nul doute, elle viendra. Comme tous les jours. Elle viendra, puisque je suis là, puisque je l’attends. Et la voilà qui arrive, je reconnais sa démarche gracieuse de loin, avant même qu’elle n’ait passé le portail. Son pas léger la conduit vers moi, alors que j’admire ses longs cheveux noirs flottant dans son dos. Son visage est rayonnant ; il semble contenir toute la beauté du monde en cette magnifique journée d’été. Je sens immédiatement un extraordinaire bonheur m’envahir, un émerveillement croissant tandis qu’elle se rapproche de moi. Encore quelques secondes et elle s’assiéra devant la fontaine. Et là, je pourrai enfin…
Des éclats de voix me font ouvrir les yeux. Les voisins du dessus qui se disputent. Je réalise alors que je me trouve dans mon lit et non pas dans le parc Lawrence. Je sens mes yeux se mouiller de larmes. Cinq jours, cela fait aujourd’hui cinq jours. D’un geste de rage, je rejette les couvertures et me dirige mécaniquement vers la salle de bain où je fais couler un peu d’eau sur mon visage. Mon regard s’attarde dans le miroir. Son sourire… Suis-je en train de devenir fou ?
Des histoires comme la mienne, il en existe pourtant des milliers, c’est sans doute la plus banale au monde. Une femme divine, parfaite entre toutes, merveille des merveilles. Intouchable. Et moi, pauvre ver de terre, comment pourrais-je ne pas aimer cette étoile ? Jamais encore je ne lui ai parlé, jamais encore elle n’a posé les yeux sur moi. Je ne connais même pas son prénom.
Je repense à tous ces après-midis dans le parc. Cette fontaine, elle y vient tous les jours, à la même heure, et c’est l’occasion pour moi d’assister au plus beau spectacle qui soit. Je reste caché, à l’admirer. Elle crayonne, dessine, écrit. Parfois bavarde avec des promeneurs. Au bout de quelques heures, après son départ, j’attends que la magie se dissipe, puis je rentre chez moi.
Je ne saurais dire depuis combien de temps cela dure. Des semaines, sans doute des mois. Peut-être des années. Jusqu’à il y a cinq jours. Cela fait cinq jours qu’elle n’est pas venue. Cinq jours que j’agonise à me demander où elle se trouve. J’ai peur. Je sens qu’elle est en danger. Je sais qu’elle a besoin de moi.
***
Il est bientôt 21 heures. Les grilles du parc vont fermer. J’ai passé la cinquième journée à l’attendre. En vain. Je m’apprête à repartir ; une pluie fine se met à tomber. Elle ne viendra plus.
J’erre dans les ruelles autour du parc. Mon esprit n’aura pas de paix tant que je serai là, si impuissant, alors qu’elle a besoin de moi, quelque part. Aller trouver la police ? Elle me rira au nez. Je ne sais rien de cette femme. Qui croirait un homme qui n’a que son cœur amoureux pour preuve ?
Non, c’est à moi de la retrouver, à moi de la sauver. Je m’échoue sous un lampa-daire, la tête entre les mains. Elle parlait avec une femme, la dernière fois que je l’ai vue. Une femme qui vient souvent dans ce parc. J’essaie péniblement de rassembler mes souvenirs. Il y avait un jeune garçon en pleurs avec elle, sans doute son fils. Oui, je m’en souviens. Ils sont passés près de moi en sortant du parc. J’ai entendu la mère dire à son enfant de rester raisonnable, qu’un fils de cafetier ne peut pas se permettre de... Fils de cafetier ? Il faut que je retrouve cette femme. Elle doit savoir quelque chose. Oui, elle doit savoir. Je me lève d’un bond et court à la recherche d’un café dans les environs du parc.
« Chez Charlie ». C’est là, c’est forcément là. Il n’y a pas d’autre café dans le quartier. Je regarde le nom sur la boîte aux lettres. Charles Servin. Et si elle n’avait rien à me dire ? Pire, si elle ne voulait rien me dire ?
Je pousse la porte du café. Les clients se retournent sur moi. Je fais sans doute étrange impression, un homme ruisselant de pluie et surgissant de la nuit.
« Bonjour, pourrais-je parler à Madame Servin ?
- C’est…
- De la part d’un… ami. »
Monsieur Servin me dévisage d’un regard suspicieux mais se dirige vers l’arrière boutique, tandis que les trois hommes attablés au comptoir suspendent leur conversation pour m’observer. Quelques minutes plus tard, je vois Madame Servin, la femme du parc, apparaître devant moi, un bébé dans les bras. Mon cœur se met à battre fort. Devant son air méfiant, je prends la parole avec empressement :
« Bonjour Madame. Pardonnez-moi de vous déranger, j’ai… j’ai besoin de votre aide.
- Oui ? demande-t-elle prudemment
- Je recherche une jeune femme, je sais que vous la connaissez. Je vous ai vue parler avec elle dans le parc Lawrence.
- Le parc Lawrence ?
- Il y a cinq jours. Devant la fontaine. »
J’ai l’impression que mon cœur va s’arrêter. Elle me dévisage si froidement… Mais brusquement, son visage s’éclaire et elle m’adresse un grand sourire, s’écriant : « Oui, bien-sûr ! Cette charmante jeune femme ! Je ne connais pas son nom, mais elle vient très souvent là-bas, je crois que… Oh, mais, vous êtes son petit-ami, c’est ça ? ». Sans réfléchir, j’acquiesce. Madame Servin enchaîne avec enthousiasme : « Oui, elle m’a parlé de vous. Elle avait l’air inquiète, quand je lui ai parlé, la pauvre enfant… Je ne sais pas ce qui la tracassait, mais elle hésitait à partir avec vous… Oh mais… il ne lui est rien arrivé de grave, j’espère ? Vous savez, j’ai vu, il y a un jeune homme qui l’a saluée en passant devant nous l’autre jour... Il habite la maison bleue à côté du parc, je connais bien sa mère, elle est… ».
Je n’écoute plus. Ça y est, je sais, j’en suis sûr, elle est en danger. Elle hésitait à partir avec son petit-ami… Elle avait peur… C’est lui, c’est lui, je sais. Je remercie précipitamment Madame Servin et je ressors du café en courant. La pluie a redoublé d’intensité. Il fait sans doute très froid. Peu importe, je ne sens rien. Mes pas me mènent vers la maison bleue.
Le clocher sonne 22 heures. Peu importe, la vie de celle que j’aime est sans doute en danger. Je toque résolument à la porte d’entrée. Une vieille femme vient m’ouvrir. Son air peu avenant me signifie bien l’inconvenance d’une visite si tardive. J’ouvre la bouche mais je m’aperçois soudainement que je ne sais même pas quelle personne demander. Heureusement, la femme me lance un regard courroucé et marmonne : « Je suppose que vous venez voir Tommy ? A cette heure-ci, c’est forcément pour lui… ». Et elle s’en va, me tournant le dos. Au même moment, un jeune homme d’une vingtaine d’années s’avance dans l’embrasure de la porte. M’apercevant, il fronce brusquement les sourcils.
« Je vous connais…
- Le parc Lawrence, peut-être, dis-je brutalement, brûlant de l’interroger.
- Ah, oui, bien-sûr. Je vous ai déjà vu… vous aviez l’air de vous intéresser beaucoup à cette fille, toujours assise au bord de la fontaine… C’est vrai qu’elle est très charmante… » répond-il d’un air provocant. Je me contiens et parviens à balbutier :
« Il faut que je la retrouve. Je…
- Héla ! Je ne la connais pas, moi !
- On m’a affirmé le contraire.
- J’ai parlé une fois avec elle, c’est tout. C’était il y a au moins deux semaines. Elle lisait, et j’ai engagé la conversation. Ça a tourné autour de son livre. C’est tout.
- Vous ne savez rien d’autre d’elle ? demandé-je froidement.
- Mais non. Désolé. »
Devant mon air déçu, il se radoucit et ajoute : « Attendez… j’ai peut-être quelque chose. » Il pénètre dans une pièce et en ressort un livre à la main : « C’est celui qu’elle lisait dans le parc. Elle l’avait emprunté à la bibliothèque et j’ai attendu qu’elle le rende pour le chercher. J’ai trouvé ceci à l’intérieur. Elle s’en servait comme marque-page et a dû l’oublier dedans. » Tommy ouvre le livre et en sort une carte postale. Je la lui arrache des mains. Bons Souvenirs du Soumcouy. « Une banale carte postale » commente stupidement le jeune homme.
Louisa. Louisa. Banale carte postale ? Elle contient le mot le plus doux au monde : un prénom, son prénom. Louisa. C’est si étrange de mettre un nom sur son visage… Et puis son adresse, j’ai son adresse. Je sens un grand soulagement m’envahir. Etrangement, il me paraît plus facile de la sauver en connaissant son nom. Je m’enfuis sans remercier Tommy, la carte postale en mains.
***
Sixième jour, 17 heures. J’ai parcouru le chemin qu’elle fait chaque jour en rentrant du Parc Lawrence. Sa rue. Je retiens mon souffle. Tout est silencieux. J’entends résonner le seul bruit de mes pas sur les pavés mouillés. Les maisons accolées sont si hautes autour de moi… J’avance religieusement sans fixer mon attention sur les numéros des résidences. Je sais que je reconnaîtrai la sienne du premier regard. La voici.
Je pousse la porte d’entrée et grimpe l’escalier à toute vitesse. Devant la porte de son appartement, je n’ai pas une seconde d’hésitation : je sonne. Sonne et sonne encore. Je ne sais pas combien de temps je sonne ; jusqu’à ce que je me rende à l’évidence : il n’y a personne. Personne qui n’ouvre. Elle n’est pas là. Que me reste-t-il à faire ? Impuissant, je me laisse tomber à terre. Désemparé, je ferme les yeux. Désespéré, je me dis qu’elle est peut-être disparue à jamais.
Je m’aperçois soudain qu’il fait nuit. Par la fenêtre du couloir, j’aperçois la pluie qui tombe, la même depuis deux jours. Où est-elle ? Comment va-t-elle ? Jusqu’à présent, je pouvais tenter de contrer mes inquiétudes, en me répétant que seule ma passion inconsidérée en est à l’origine. Mais là… cette absence…
« Monsieur ? Que faites-vous ici ? » Une vieille femme se tient debout devant moi et m’observe.
« Je… je voulais voir…
- Vous venez pour Mademoiselle Louisa ?
- Oui…
- Eh bien, cela fait plusieurs jours que je ne l’ai pas vue. Mais un jeune homme est entré chez elle, l’autre jour. Je l’ai vu ressortir de l’appartement avec une…
- Un homme ? Quand ? m’écrié-je
- Attendez, c’était il y a quatre jours, oui il me semble que c’est ça… Il est venu ici lundi matin, et est ressorti de l’appartement vingt minutes plus tard en traînant une lourde valise à roulettes. Je l’ai vu car j’avais la porte ouverte, et le bruit des roulettes m’a intriguée. Alors vous comprenez, je suis sortie voir.
- Et cet homme ? Où est-il allé ??
- Mais… Je ne sais pas… Allez donc demander au vieux du dessous, il surveille toutes les allées et venues ici, rien ne lui échappe ».
Le vieux du dessous. Je tambourine vigoureusement à sa porte.
« Qu’est-ce que… ?
- Bonjour ! Je suis à la recherche d’un homme ! Il est passé ici mardi… non lundi… avec une va lise à roulettes…
- Valise à roulettes ? Mais qui êtes-vous ? »
Je prends alors conscience de l’image que j’affiche depuis deux jours. Je dois sembler fou, fou à lier. Fou de peur. Je m’efforce donc de paraître calme ; je contiens mon envie de sauter sur le vieillard, le secouer, faire tomber à terre ces mots si précieux. Où ? Qui ?
« Je suis un ami de Louisa et je la cherche… J’ai appris qu’un homme est sorti de chez elle avec une valise à roulettes… Et…
- Ah oui. Lundi. C’est André.
- André ?? m’écrié-je, avec une pointe de triomphe dans la voix
- Oui, si vous le cherchez il travaille dans une pizzeria à Billère…
Cette fois je touche au but. Je ressors de l’immeuble presque serein. Je marche lentement sous la pluie battante en fixant le sol. Lui aussi a emprunté ce chemin-là… Je peux le voir, je le vois. Insouciant, il traîne sa valise. Le temps est radieux. Les roulettes sautent sur les pavés.
Où qu’il l’ait emmenée, je la retrouverai. Je relève la tête. Tout le monde autour de moi me dévisage comme si j’étais fou. Je ne suis pas fou. Je vais sauver celle que j’aime.
***
Elle est toute proche. Seule une porte nous sépare. André, à Billère. Le patron de la pizzeria a été très farouche, mais j’ai fini par parvenir à lui soutirer ce que je voulais savoir. Savoir où vit celui qui retient Louisa. Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’y rendre. J’arrive, mon amour, ton cauchemar va prendre fin. Je sais qu’elle est là. Sur le pas de la porte, j’attends. Je vais toquer. Nul doute, elle sera là. Elle sera là, je le sais. Je toque.
La porte s’ouvre lentement. C’est Elle.
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Mon cauchemar recommence. C’est lui. Il est là. Non, ce n’est pas possible. Je ne peux m’empêcher de trembler. Je me croyais en sécurité ici, je croyais l’avoir fui, mais il m’a retrouvée. J’ignore comment il a fait. Pourtant j’ai pris mes précautions. C’est André qui a cherché mes affaires chez moi. Il m’a dit que je ne craindrais rien ici, que je pouvais rester seule.
Depuis des mois, je sens son regard qui pèse sur moi, il me guette, il me traque. Ça y est, il m’a eue.
Il me pousse et pénètre dans l’appartement. Inutile de résister. Je sais que je suis perdue. Je croise son regard plein de folie. « Dès que je t’ai aperçue dans le parc, j’ai su que tu serais à moi. »
Il referme la porte de l’appartement.
Février 2007.
© Bini